15 ans après les faits, Merry Barrett raconte à une romancière les terribles événements dont elle a été témoin, à l’âge de 8 ans : la descente dans la folie de sa grande sœur Marjorie, alors âgée de 14 ans. S’agit-il des manifestations d’une schizophrénie aigüe ou, comme le croit le père des deux jeunes filles, lui-même en pleine crise mystique, un cas de possession démoniaque ? Cette éprouvante situation est compliquée par les soucis financiers de la famille, sur le point de perdre sa maison, et entraîne le père de Merry, malgré les réticences de son épouse, à accepter la proposition intéressée d’un prêtre local : laisser une équipe de télévision s’installer avec la famille et filmer l’évolution de l’état de Marjorie et, s’il faut en arriver là, son exorcisme… En parallèle des souvenirs de Merry, la blogueuse Karen explore les inspirations, les manipulations et les liens avec la culture populaire de l’émission de téléréalité qui a ainsi été tirée du cas de Marjorie : The Possession…
Avant d’aller plus loin, il faut sans doute que je précise un point : les histoires de possessions démoniaques ne m’ont jamais fait peur. C’est sans doute dû au fait je suis athée. Les interrogations sur l’incarnation du mal, la réalité du diable et de ses séides, ses projets pour nous voler nos âmes : tout cela me laisse complètement froid. Si je trouve l’Exorciste éprouvant – et même difficilement soutenable dans certaines scènes – c’est en raison de la violence exercée sur la fillette et de la projection dans le calvaire vécue par la mère, impuissante à aider sa fille. Dès lors qu’on passe aux têtes qui tournent et à l’attirail du prêtre exorciste, je décroche. Fin du stress, de l’équivoque et du malaise. Si les Griffes de la nuit fait si peur, au-delà de son idée de base terriblement brillante, c’est aussi parce qu’à aucun moment, Wes Craven ne fait référence à une quelconque tradition judéo-chrétienne. Une leçon oubliée dans le troisième volet de la série, qui nous sortira nonne fantôme, eau bénite, terre consacrée et crucifix pour vaincre un Freddy assimilé à un bête démon, digne d’un épisode de Supernatural. Quand aux navetons de la série Conjuring et leurs efforts désespérés pour susciter l’effroi à coup de jumpscares moisis, j’ai décidé de ne plus mes les infliger.
A Head full of Ghosts ne traite en réalité pas d’un cas de possession, la réalité d’une intervention surnaturelle n’est jamais affirmée – et avouons, le bouquin flanque bien plus la trouille si on considère qu’il n’y aucun démon planqué derrière les événements. Oui, il y a bien un exorcisme au cœur du livre et on se prend à l’attendre et à le redouter à la fois, comme un climax vers lequel tendrait toute l’oeuvre, une sorte de puits noir dans la mémoire de la petite Merry qui y a assisté. Ce n’est pas son apparat ou même sa signification religieuse qui importe ici, mais ce qu’il représente pour la famille Barrett : l’espoir fou, irrationnel, d’enfin pouvoir aider Marjorie et de la rendre à la vie. Et, très ironiquement, cette cérémonie en partie frelatée ne marquera aucunement le summum de l’horreur de cette histoire terrifiante.
En opposant le récit de Merry, qu’elle avoue elle-même embrouillé, sans doute en partie reconstruit après coup, notamment par son visionnage des épisodes de l’émission de téléréalité, parfois parasité par ses propres mensonges dus à l’attraction de la caméra ; et l’analyse à froid de Karen, qui déconstruit le rapport entre le show et les figures imposées de la représentation du mal dans la littérature et le cinéma, Paul Tremblay réussit un admirable roman d’horreur psychologique, dont les dérangeantes révélations sont très adroitement distillées au cours du récit. Ce qui marque, plus que la possibilité d’une entité démoniaque, c’est la décomposition d’une cellule familiale : le père en pleine crise mystique, incapable de comprendre qu’il entraîne ses proches dans la folie ; la mère, qui se rend compte du danger mais n’arrive pas à s’y opposer et laisse finalement faire ; la jeune “possédée” bien consciente de son statut de bête de foire et enfin la petite Merry, témoin terrifié. Elle qui voue à sa grande sœur une admiration sans bornes, voit peu à peu cet amour inconditionnel se teinter de peur et de violence. C’est ce basculement qui effraie le plus, comme lorsque la gamine se rend compte que sa grande sœur s’introduit chaque nuit dans sa chambre pour lui faire peur, ou que les jeux habituels et rassurants se transforment pernicieusement en épreuves cruelles… L’auteur offre là des portraits d’une rare justesse, souvent déchirants.
Le mécanisme pervers de l’irruption de la télé-réalité dans ce drame familial est passionnant. Il induit forcément une surenchère et fait exploser l’intimité. Les réactions suscitées par l’émission (les brimades à l’école ou les manifestants intégristes qui assiègent la maison où se déroule le drame, pour dénoncer une exploitation mercantile de leur foi) contribuent à cette sensation qu’un petit bout de notre réalité sombre, lentement mais irrémédiablement, dans une insondable folie dont personne ne se remettra.
En tout cas, moi, j’y pense encore…
Cette chronique concerne la V.O. de l’ouvrage, qui a été récemment traduit par Sonatine sous le titre, bien moins poétique, de Possession.