Lecture : “Premier sang” de David Morell

En français chez Gallmeister

1972. Le roman “Premier sang” de David Morrell est un succès, immédiatement préempté par Hollywood. Il faudra dix ans pour que le film First Blood (en France : Rambo) soit une réalité, concrétisée par l’implication de sa star, Sylvester Stallone.

Avec John Rambo, Stallone va installer dans l’imaginaire populaire un second personnage iconique, quasi universellement connu et immédiatement reconnaissable, après Rocky Balboa. Quel acteur peut en dire autant ? Harrison Ford, peut-être, avec Han Solo et Indiana Jones, au bémol que l’acteur n’a jamais été aussi impliqué dans l’écriture et la réalisation que le sera Stallone tout au long des décennies.

On ne dira jamais assez combien First Blood est un grand film, à la photo minérale magnifique, servi par deux superbes acteurs (Brian Dennehy, massif et intense et Stallone, donc, habité de bout en bout).

Attention, des spoilers sur le déroulement du livre.

La comparaison entre le livre et le film est passionnante. La majorité des scènes sont là : l’arrestation de Rambo par le sheriff, sa fuite en moto (même s’il est, dans le bouquin, complètement à poil après sa douche forcée), la traque dans la forêt, l’hélicoptère, l’exploration de la mine désaffectée et l’attaque en règle de la ville. Mais les différences sont fortes et pleines d’enseignement.

Lorsqu’il écrit First Blood, David Morell, canadien, enseigne aux USA. Impossible pour lui de dénoncer frontalement la Guerre du Vietnam qui fait encore rage, sous peine de se voir remercier. Alors, il met le vétéran rejeté, Rambo, et le sheriff local, Teasle, sur un pied d’égalité : on suit tour à tour les deux points de vue. De fait, le Teasle vindicatif du film est ici bien plus nuancé. Lui-même héros de la Guerre de Corée, c’est un homme qui s’est peu à peu encroûté et qui souffre du départ de sa femme, qui vient de le quitter. Un personnage complexe, orphelin élevé par un homme dur avec qui il entretient des rapports complexes, qui l’accompagnera avec ses chiens dans sa traque de Rambo et y laissera la vie.

Aucunement un salopard donc. D’ailleurs, pas ici de flic sadique, personne ne passe Rambo au jet d’eau glacé, on lui offre une douche chaude. Le seul acte de violence à son encontre, ce qui le pousse à l’action, c’est lorsqu’on essaie de lui couper les cheveux de force.

Pas de méchant : là où le film prend parti sans aucune ambiguïté pour le vétéran, le livre est bien plus nuancé. Victime, Rambo ? Oui, sans aucun doute. Il a été broyé par une machine militaire, qui a fait lui un tueur, il a été jeté dans une guerre injuste, il a vu ses amis mourir, il a été capturé, torturé, il a fui dans le jungle où il marché jusqu’à l’épuisement, jusqu’au délire (on apprend le détail de cette fuite dans le bouquin là ou le film choisit quelques flashbacks). Mais tueur il est resté, sans l’ombre d’un doute. Avant même de débarquer dans la petite ville où se déroule l’action, on apprend qu’il a égorgé un jeune gars qui voulait lui voler ses affaires alors qu’il dormait dans un parc. Dans le film, Rambo fait tout pour éviter l’irréparable, le seul mort l’étant par accident. Dans le livre, Rambo tue, sans état d’âme. Il fera plus d’une quinzaine de victimes, flingue les flics locaux en mode sniper, tire sur des civils.

Plus il tue, plus il se rend compte à quoi point, c’est facile. A quel point, même, ça lui plait. Étonnant de voir que c’est l’angle retenu par Stallone dans son tétanisant John Rambo, sorti en 2008, 26 ans après l’original. Il y fait dire à son personnage que “Tuer est aussi facile que de respirer“, une directe allusion au bouquin : “Maintenant qu’il y réfléchissait, il se rendait compte que la mort des deux hommes qu’il venait de tuer le touchait beaucoup moins que celle de Galt. L’habitude la mort revenait”. A ce moment là, Stallone a déjà revisité son autre personnage séminal, Rocky, et on a presque l’impression de voir là un testament, une envie d’effacer sans les renier les errements de la décennie 80 qui ont transformé les deux franchises en shows égotiques. Morell dira du film qu’il est bien plus proche de son roman qu’aucun des autres opus.

Au mutique Rambo de cinéma, le Rambo littéraire s’oppose aussi par sa volubilité. Il cause, c’est même une grande gueule. Il se paie la poire de Teasle, se fout du juge, répond du tac au tac. Mais une fois lancé dans sa fuite meurtrière, il ne parlera plus une fois, si ce n’est à lui-même. Le miroir inversé parfait du film où Rambo, enfin, réussit face à Trautman à extérioriser, à verbaliser sa détresse dans un monologue déchirant. L’une des plus belles scènes du film, où le talent de Stallone brille à l’état brut, pourtant incompréhensiblement moquée alors que l’acteur y est d’une justesse folle.

Un flic pas si con, un Rambo meurtrier… Morrell, sciemment, ne choisit pas, ne juge pas. Comme il le le dit, n’importe qui peut lire le livre et choisir son camp. La guerre a transformé ces deux hommes en prédateurs et, à la fin, ils ne seront plus si différents. Teasle, blessé à mort, dira à la toute fin qu’il comprend et même qu’il aime, comme un frère d ‘armes, Rambo.

C’est Trautman qui met un terme à la traque en faisant sauter le crâne du vétéran traumatisé. Une fin envisagée pour le film (une autre montrait Rambo se suicidant) et visible furtivement dans le montage du cauchemar de Rambo, toujours dans le film de 2008. Le drame de Rambo – et de tous ceux qui y ont croisé son parcours meurtrier – c’est d’avoir été un objet utilitaire détraqué. Rien n’a changé, personne n’a gagné, ni même évolué. L’armée continuera à créer des machines, tout simplement parce qu’elle en a besoin. Trautman a corrigé une aberration, pas cherché à changer le système…

Le film restera comme l’un des plus beaux témoignages sur les vétérans déphasés d’une guerre inutile. Le livre, lui, n’apporte aucun espoir, aucune volonté ou possibilité de changer. Il est infiniment plus noir. Sec, rapide, c’est aussi une magnifique roman d’aventure, au sens noble du terme, où la nature est un théâtre grandiose, et qui cache une noirceur insondable. On pense à Joseph Conrad.

Morrell dit que son livre était étudié à l’université pendant les années 70, pour évoquer la mauvaise conscience américaine, avant d’en disparaître peu à peu, assimilé à sa contrepartie hollywoodienne qui, dès Rambo 2, se verra taxer d’être revancharde, un brûlot républicain cité en exemple par Reagan (au grand dam de Stallone lui-même d’ailleurs, et un avis à relativiser). S’il a été phagocyté, il n’en reste pas moins qu’un grand livre a donné un grand film, fort différent. Une de ces “trahisons” qui font les grandes adaptations.

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